Captif des sables - Chapitre 3

Captif des sables

Chapitre 03


Le réveil fut difficile et le départ encore davantage. J’avais dormi une heure ou deux sur le canapé du salon, mais c’était loin d’être suffisant. Vicky et moi ne nous étions pas réconciliés et comme elle l’avait annoncé, elle ne se leva pas pour me dire au revoir.
Je quittai l’appartement avec mon gros sac sur l’épaule et un mal de tête carabiné par-dessus le marché ; vestige de ma soirée alcoolisée passée avec Joshua.
Sur la route qui menait à la caserne, j’essayais de me focaliser sur mon ordre de mission plutôt que de me laisser envahir par la culpabilité et un flot de ressentiments. Je devais absolument faire abstraction de mes problèmes et garder la tête sur les épaules. La réussite de la mission à venir en dépendait.
Je décidai de tirer un trait là-dessus. Ce qui était arrivé hier soir avec Joshua ne devrait jamais se reproduire à l’avenir. J’étais allé trop loin. Résultat : j’étais rentré chez moi bourré, jusqu’à oublier le dîner romantique que j’avais promis à Vicky. Sans compter que je m’étais disputé avec elle. Tout ça pour quoi ? Pour soulager une libido que je n’assumais pas !
OK, j’avais perdu le contrôle. Malgré cet écart, je désirais me ressaisir. Ces six semaines d’éloignement me feraient sans doute le plus grand bien.
Arrivé à la caserne, je me rendis en vitesse dans la salle de briefing où je retrouvai une bonne partie de l’équipe. Les autres ne tarderaient pas. Le Colonel Reeves nous donna les dernières instructions quant au départ et effectua les mises au point qui s’imposaient.
À cinq heures précises, comme prévu, nous embarquions, répartis par groupes, pour un voyage de plusieurs heures afin de rejoindre notre objectif : l’Irak. Le trajet se déroula dans le calme, chacun étant un peu dans le brouillard, vu l’heure matinale, et je profitais de ce moment de répit afin de fermer les yeux. Ma nuit avait été courte.
Une fois sur place, il était de ma responsabilité de Sergent de gérer et diriger correctement l’installation de mon unité.
Cela prit un certain temps, notamment parce que mes gars étaient plus enclins à la déconnade qu’au rangement de leurs bardas. Nous avions beau être à des milliers de kilomètres de chez nous, dans un pays étranger et hostile à notre présence, cela n’entamait aucunement la bonne humeur de Chris, Marcus, Alex et des autres.
En fin d’après-midi, alors que nous allions vérifier l’état du matériel mis à notre disposition, ce que je redoutais arriva. Joshua me prit à part.
— Ça n’a pas l’air d’aller fort, commença-t-il avant de poursuivre à demi-voix. C’est à cause d’hier soir, pas vrai ? T’as la gueule de bois ?
Un sourire taquin étira ses lèvres. Sauf que je n’avais aucune envie de plaisanter.
— Fous-moi la paix, répliquai-je immédiatement sur la défensive.
Je voulus rejoindre les autres et mettre un terme à ce semblant d’échange stérile, mais c’était sans compter sur sa ténacité.
— Matt, on devra cohabiter pendant six semaines, alors tu pourrais faire un effort. Tu passes les trois quarts de ton temps à me fuir. C'est pas un comportement très mature, Sergent Turner, me fit-il remarquer.
Quel sale petit con ! Essayait-il de me faire culpabiliser plus que c’était déjà le cas ? Stop. C’était lui le fautif. Lui et personne d’autre. Pour ma part, j’avais aussi sacrément déconné ces derniers temps, d’accord, mais il ne demeurait pas moins que Joshua était la cause de tous mes problèmes, donc sergent ou pas, j’avais de bonnes raisons de le fuir comme la peste.
Je sentis la colère monter et le plaquai contre un mur, plongeant mon regard droit dans le sien.
— Écoute-moi bien. Si tu veux effectivement que toi et moi on parvienne à cohabiter sans souci ces six prochaines semaines, tâche de t’en tenir au strict minimum : bonjour, au revoir et exécuter mes ordres sur le terrain. Tes réflexions, tes frustrations et le reste, tu te les gardes. Pigé ? Et à l’avenir, laisse-moi tranquille !
À voir son air surpris, Josh ne s’était pas attendu à une telle réaction de ma part. Malheureusement, il retrouva vite sa gouaille habituelle.
— À vos ordres, Sergent. Entre nous, c'est pas désagréable d’être plaqué de cette façon, même si j’aurais préféré que ce soit dans d’autres circonstances...
Ses stupides sous-entendus me firent bouillonner d’un cran supplémentaire. Cet enfoiré prenait plaisir à me titiller et me pousser à bout. Mais je ne lui donnerais plus cette occasion. Ce petit jeu était terminé. À l’avenir, il aurait intérêt à se tenir à carreau.
— C’est à cause de Victoria que tu me balances tout ça ? Vous vous êtes engueulés hier soir, hein ? Tu ne pourras pas continuer à te mentir éternellement à toi-même, je te l’ai déjà dit.
Je lui lançai un regard noir. Comment osait-il parler de Vicky, alors qu’il était responsable de nos problèmes de couple ?!
— J'ai pas l’intention de discuter avec toi. Ni de ça, ni de quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. Et j’ai assez perdu de temps.
Je m’écartai et le plantai là, sans ajouter un mot.
Plus loin, je retrouvai le reste de mon unité. Les gars s’affairaient au nettoyage et à la vérification de l’armement dont nous aurions peut-être – et même sûrement – à nous servir durant les jours à venir, écoutant Sweet Home Alabama sur un petit poste de radio. J’allai près de Chris qui manipulait un fusil d’assaut.
— Eh ben, tu tires une de ces têtes, commenta-t-il, me voyant arriver. C’est ta nana qui te manque déjà ?
Marcus lui aussi y alla de son commentaire :
— Tu plaisantes ? C’est le paradis ici ! Le soleil, les potes et pas de gonzesses dans les pattes, que demander de plus ?!
— Ouais, c’est le pied, sauf pour... Alex mima l’acte d’un mouvement de bassin suggestif qui fit marrer toute la galerie.
Et comme c’était souvent le cas dès lors qu’on se mettait à parler de femmes, la conversation prit vite une tournure grivoise qui renforça mon malaise.
— Moi, y a pas à dire, je les préfère brunes avec de gros airbags, dit Eiden, décrivant des courbes plus que généreuses.
— Des spécimens pareils, mon gars, c'est pas pour les puceaux, le taquina Chris, tapant sur son épaule.
Joshua, qui entre-temps nous avait rejoints et restait silencieux, fut également mêlé à la conversation. Mon estomac se noua au moment où Stephen lui posa la question fatidique :
— Et toi, Josh, c’est quoi ton type de nanas ?
Joshua reporta son regard sur Stephen qu’il fixa l’espace d’un instant, avant de lui répondre très calmement. Il avait certainement dû prendre l’habitude de mentir lorsqu’il se faisait passer pour un hétéro.
— Moi, je les aime blondes, sportives...
Ses prunelles cristallines se posèrent alors sur mon corps et il poursuivit.
— De préférence, avec des yeux clairs et une jolie petite paire de fesses.
Alex se mit à rire et lui tapota chaleureusement le dos.
— Oh, mais c’est qu’il cache bien son jeu, le petit Josh, ah ah !
— Et pour la devanture ? demanda Marcus, intéressé.
Je me retins de soupirer. Ces mecs ne pensaient vraiment qu’à ça ! Il m’arrivait aussi de participer à ce style de conversations, de parler de ce que Vicky et moi faisions dans l’intimité, mais jamais de cette façon.
— Je préfère les petites poitrines, répondit Joshua sans me quitter du regard.
Mon cœur dut rater quelques battements et je me crispai davantage. Personne n’avait l’air d’avoir compris que ce salopard faisait allusion à mon physique. Une chance pour moi, cela dit. Tous étaient d’excellents soldats, forts, fiers et courageux, toutefois ils ne voyaient jamais plus loin que le bout de leur nez – ou plutôt de leur queue, en l’occurrence.
Tendu, je décidai de mettre un terme au débat existentiel de mes camarades.
— Bon, allez... On finit la vérification du matériel et ensuite on va s’exercer au tir.
— Putain, Matt, détends-toi. On vient juste d’arriver aujourd’hui, déclara Eiden, pas franchement enthousiaste à l’idée de s’entraîner sous un soleil de plomb.
Je ne pus m’empêcher de froncer les sourcils. Ils se croyaient en colonie de vacances ou quoi ?
— Parce que tu imagines que les mecs dans l’autre camp vont se détendre eux ? Je vous rappelle qu’on est ici en mission, c’est très sérieux, alors on s’exercera comme prévu, avant d’aller au réfectoire.
Bon gré mal gré, toute mon unité se plia à mes directives. La séance de tir se déroula sans accroc et dans une relative bonne humeur. Les résultats étaient plus que satisfaisants et j’étais partiellement rassuré quant à la capacité d’adaptation et d’intervention de mes gars.
Alors que nous nous dirigions vers l’immense hangar qui faisait office de réfectoire au sein de la base, un type d’une unité annexe vint me trouver, le Colonel Reeves souhaitait nous parler. Adieu donc brochettes et haricots blancs, du moins pour le moment. Nous rejoignîmes notre supérieur sans tarder. Dans le petit compartiment qui lui servait de bureau, ce dernier avait étalé une carte détaillée de la région sur sa table de travail, où il avait cerclé certaines zones de rouge. Ça sentait l’intervention à plein nez.
— Messieurs, je vous annonce que vous passerez à l’action dès demain matin.
Bingo, pensai-je.
— Des agents nous ont signalé la présence en ville de deux individus recensés sur la liste des terroristes actuellement recherchés par nos forces. Il s’agit de Mokhtar Al-Saouï, le bras droit du chef du groupe terroriste SADAR. Et de Kader Abderahim, chargé du recrutement au sein du réseau. D’après nos informations, ces hommes ont des yeux et des oreilles partout à Falloujah. Ils sont extrêmement dangereux, armés et bien entourés. Et surtout, ils ont une partie de la population de leur côté. Pour eux, nous sommes considérés comme des intrus à abattre.
— Ce qui veut dire ? demanda Alex, les bras croisés.
— Ce qui veut dire, Reed, que les habitants eux-mêmes peuvent être armés : les hommes, les femmes et jusqu’aux gamins. Le groupe SADAR fait pression sur ces gens et ils n’hésiteront pas à vous descendre s’ils en ont l’occasion.
— Génial ! On dirait que ça va être la fête ! À quelle heure on part ?
Marcus se frotta les mains, détendu, le sourire aux lèvres. De tous, il était le plus friand d’action et de sensations fortes.
— Vous embarquerez dans un convoi en direction du marché de Falloujah à neuf heures trente sous les ordres du Sergent Turner, et un détachement de Marines vous accompagnera. Ils seront menés par le Sergent Wayde.
Après ces quelques explications, le Colonel Reeves nous donna davantage de détails quant à nos futures positions, l’emplacement exact de tel ou tel bâtiment ou encore la présence d’éventuelles zones sensibles dont les miliciens pourraient se servir afin de nous prendre à revers. Notre plan d’action devait être précis et extrêmement rodé.
Au terme des dernières mises au point, je rejoignis le réfectoire avec mes camarades. Chacun autour de la table y alla de son commentaire. Quant à moi, je me contentai de manger silencieusement. De nombreuses questions se bousculaient dans ma tête et je n’avais qu’une hâte : me coucher et dormir. Pour cesser de penser.
Josh était assis face à moi, même s’il ne disait rien. Il semblait aussi pensif que moi. Rien à voir avec son petit sourire et son air habituellement provocateur. Il mangeait et se contentait de laisser les autres parler.
Le repas terminé, Chris, Alex et quelques autres gars décidèrent d’improviser un petit tournoi de bras de fer. Ils m’incitèrent d’ailleurs à me joindre à eux, toutefois je déclinai l’invitation, prétextant un mal de crâne carabiné dû à la chaleur. Très peu pour moi. Je voulais être en forme et avoir la tête sur les épaules pour notre opération du lendemain, d’autant plus que je serais chargé de notre avancée. La moindre erreur de ma part pourrait s’avérer fatale. Je le savais, pourtant j’essayais de ne pas me laisser submerger par le doute. Tout devrait se dérouler sans accrocs. Avec de la chance, nous parviendrions à mettre la main sur les deux terroristes recherchés et nous rentrerions à la base d’ici quelques heures, nous disant que finalement les choses avaient été plus faciles que nous avions espéré.
C’était le scénario idéal et positif que j’élaborais dans mon esprit. De quoi me donner du courage.
Seulement voilà, au milieu de la nuit, je ne dormais toujours pas. Mon corps, mon être entier était sous pression et j’avais la désagréable impression que mes intestins se tordaient. Une angoisse inexplicable me taraudait. J’avais au fond de moi un mauvais pressentiment qui ne voulait pas disparaître. Et puis je songeais aussi à Vicky. Vicky...
Nous nous étions quittés sur une dispute et j’éprouvais de cuisants remords. Les choses n’auraient pas dû se passer comme ça. C’était elle qui aurait dû me conduire à la caserne ce matin au volant de mon pick-up. J’aurais alors, comme à mon habitude, critiqué gentiment sa conduite typiquement féminine et j’aurais été taxé d’espèce de sale macho par une Vicky à la moue faussement boudeuse. Une fois sur place, je l’aurais serrée contre moi, ses boucles brunes effleurant agréablement ma joue. Nous nous serions longuement embrassés avant de nous résoudre à la séparation. Et je l’aurais vu repartir en lui adressant un signe de la main. Voilà à quoi aurait dû ressembler mon départ, sauf que j’avais fait le con hier soir et je payais le prix fort. Au final, rien ne s’était déroulé comme je l’aurais voulu.
Allongé dans mon sac de couchage, dans un dortoir que je partageais avec Alex, Josh et Eiden, j’étais irrémédiablement oppressé par mes inquiétudes. J’essayai de trouver une position plus adéquate et basculai sur le côté, face au mur, puis fermai les yeux.
Quelques instants plus tard, je les rouvris brusquement. Joshua venait de se coller contre mon dos. Il me susurra un chut tout juste audible dans l’oreille, et ses lèvres glissèrent contre ma nuque, sans que je n’oppose de résistance.

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