Captif des sables
Chapitre 01
Victoria
dormait profondément à mes côtés. Je percevais son souffle paisible et régulier
contre ma nuque. Dans la pénombre de notre chambre, mon regard était rivé sur
le réveil qui affichait cinq heures quarante-sept. Je n’avais quasiment pas
dormi de la nuit et pourtant je ne ressentais aucune fatigue, du moins pour le
moment. Néanmoins, cela risquait d’être très différent dès que je serais sur le
parcours d’entraînement, face au Capitaine Wilson qui nous en ferait baver une
dernière fois, avant le départ prévu le lendemain. Ce gars savait s’y prendre
afin d’épuiser un homme et le faire ramper. J’espérais juste être encore assez
en forme demain pour ce jour si important. Un départ vers une opération
extérieure n’était jamais à prendre à la légère.
De
toute façon, je n’arriverais pas à me rendormir. C’était inutile. Je décidai
donc de me lever et de préparer le petit-déjeuner, le tout en essayant de ne
pas réveiller Vicky.
Je
m’extirpai du lit et rejoignis la cuisine à pas de loup, évitant de faire
grincer le vieux plancher capricieux sous mes pieds. Mission accomplie.
Une
fois dans la cuisine, je disposai sur la table les tasses, les cuillères, les
petits pots de confiture maison de la mère de Vicky, avec le reste. Mon appétit
commençait déjà à se manifester. Au dos du paquet de céréales était inscrit :
Le petit-déjeuner : le repas le plus
important de la journée ! J’étais bien d’accord avec cette devise,
même s’il ne s’agissait ici que d’un mauvais slogan publicitaire destiné à
vendre le plus de marchandises possible.
Lorsque
j’eus terminé, l’odeur du café vint chatouiller agréablement mes narines. Hm,
parfait. Il était temps de remplir mon estomac qui criait famine.
—
Matt, tu es déjà debout ?
Après
avoir englouti une série de toasts généreusement tartinés de confiture et un
bon café, je mis ma tasse dans l’évier, tandis que Vicky, qui venait d’émerger,
m’enlaça par-derrière. Je souris et me retournai pour la prendre dans mes bras.
Je glissai une main le long de sa joue, puis poursuivis la caresse jusque dans
ses longs cheveux bruns ondulés, encore tout ébouriffés par la nuit.
—
Tu sais bien que je dois être à la caserne à sept heures et demie, dis-je sans
relâcher mon étreinte.
Vicky
soupira et posa son front contre mon torse.
—
Déjà qu’ils t’envoient en mission à l’autre bout du monde, ils pourraient au
moins te laisser profiter de ta dernière journée ici, dit-elle avec amertume.
Victoria
n’avait jamais aimé me voir partir, que ce soit pour quelques jours, une
semaine, un mois ou plus, elle n’était jamais parvenue à s’habituer à mon
métier et ses implications.
Par
amour pour moi, elle avait accepté ce mode de vie qui n’accordait que peu de
place à de quelconques projets d’avenir, de famille ou autre. Mais depuis trois
ans que nous vivions ensemble, jamais elle ne s’y était complètement accoutumée.
Les séparations restaient des moments pénibles et douloureux.
—
T’en fais pas, j’essaierai d’être de retour pour dix-neuf heures au grand max,
et on ira dîner en amoureux chez Franky's, d’accord ?
Elle
sembla tout d’abord prête à m’adresser une moue boudeuse, cependant elle se
ravisa. Franky's avait toujours été son restaurant favori. Avec un tel
argument, elle ne pouvait me résister. Je l’embrassai sur le front et rejoignis
la salle de bain pour effectuer ma toilette. Je pris une douche rapide, me
séchai, puis passai mon uniforme. Un dernier coup d’œil dans le miroir :
rien de particulier à signaler, à part peut-être que ma barbe de trois jours m’allait
plutôt bien. Je passai une main sur mon menton et j’entendais déjà d’ici la
voix de Taylor dans ma tête : Eh ben
alors Turner, tu fais ta gonzesse ? Un sourire amer étira légèrement
mes lèvres. Bon, il était temps de partir.
Je
me rendis dans l’entrée afin d’enfiler et lacer mes rangers, puis je pris mes
clés de voiture, avant de lancer un À ce
soir à Vicky, qui prenait son petit-déjeuner dans la cuisine.
Arrivé
au bas de l’immeuble, je pris place dans mon pick-up et me mis en route pour la
caserne. J’y arrivai plus tôt que prévu. Peu importait, je pourrais au moins en
profiter pour boire un café et saluer mes collègues.
Je
me rendis donc au réfectoire où je retrouvai Chris Taylor, Marcus
Donovan, Stephen Mills, Alex Carter, Eiden Reed et... Joshua Gray installés à
une table, autour d’une boisson chaude. Aussitôt qu’il me vit, Taylor leva la
main et me fit signe de les rejoindre. Tous m’accueillirent chaleureusement, comme
d’habitude. J’avais toujours été populaire au sein de mon unité et je m’entendais
bien avec tout le monde. Par contre, pour ce qui était de Josh, la situation
était devenue... délicate.
À
peine assis, Alex m’assena une tape amicale sur l’épaule, je tombais au beau milieu
d’un débat sportif entre Chris et Marcus qui commentaient le match de football
américain de la veille. Ils ne perdirent pas l’occasion de me mêler à la
conversation.
—
Eh Matt, t’as vu le match hier soir ? me demanda Marcus.
Je
soupirai et secouai négativement la tête, tentant d’afficher un air désolé.
—
Nan, j'ai pas pu. Vicky voulait absolument regarder sa série. Elle a monopolisé
la télé, toute la soirée.
Mensonge.
C’en était un, car très honnêtement je n’avais jamais beaucoup apprécié le
football américain, contrairement à mes collègues. Mais entre les murs et les
esprits étriqués de la caserne, n’était pas considéré comme un vrai mâle qui ne
regardait pas les tournois de hockey, de baseball, de basketball ou de football
américain. Cela faisait des années que je feintais. Je consultais l’actualité
sportive par-ci par-là, juste assez pour donner l’illusion que j’étais, comme
eux, un vrai mordu de ce genre de sports. Le stratagème avait parfaitement
fonctionné jusqu’à présent.
—
Pff ces gonzesses... soupira alors Marcus.
—
Eh ben Matt, qui porte la culotte ? Faut lui montrer qui c’est le patron,
me railla Chris, me balançant un vigoureux coup de coude dans l’épaule.
Je
me forçai à sourire. Que pouvais-je faire d’autre, après tout ?
—
Bon et sinon, t’as au moins pu voir les résultats ? reprit Marcus.
—
Ouais, vite fait sur le Net, dis-je sans vouloir trop m’impliquer dans la
conversation.
—
Trente-et-un à vingt-et-un ! déclara vivement Marcus, tapant du poing sur
la table.
—
Ils ont vraiment joué comme des pédés ! renchérit Chris, désappointé.
Je
me versai une tasse de café et bus une gorgée. Au mot pédé, mon sang s’était aussitôt glacé. Je restai calme, autant que
possible. Le paisible et si populaire Sergent Matt Turner, irréprochable en
tout point, c’était ainsi que l’on me percevait et pourtant j’étais loin d’être
aussi lisse que je le laissais croire. Là, au milieu de tous ces hommes, ces
mâles virils et machos, je n’étais en réalité qu’un intrus, un imposteur, du
moins ils m’auraient considéré de cette manière s’ils avaient su...
Marcus
et Chris continuèrent à débattre un moment, puis finirent par changer de sujet
pour se concentrer sur notre ordre de mission. Chacun autour de la table y allait
de son commentaire et de ses suppositions.
Peu
avant sept heures trente, Joshua s’éclipsa afin de fumer une cigarette. Et je
décidai d’aller aux toilettes, parce qu’avec ce que nous réservait probablement
Wilson, je doutais fort d’avoir encore le temps de pisser avant la pause
déjeuner. Je délaissai donc mes collègues et rejoignis les commodités situées à
l’autre bout du bâtiment, à proximité de la cour.
Je
me mis face à l’urinoir et fis mon affaire, mais en me retournant, je restai
figé quelques instants. Là, adossé contre le mur près des lavabos, se tenait
Joshua lequel plongea aussitôt ses prunelles cristallines droit dans les
miennes, d’un bleu plus sombre.
—
Quand comptes-tu enfin être honnête envers les autres et envers toi-même, Matt ?
me demanda-t-il, comme un reproche.
Bordel !
Je ne pensais pas me retrouver seul à seul avec lui, surtout pas après ce qui s’était
passé entre nous et la façon dont notre aventure s’était terminée.
Tout
était encore trop frais et confus dans mon esprit.
—
J’ai été suffisamment honnête, dis-je avant de poursuivre à voix basse. Je te l’ai
dit et répété : toi et moi, c’était une erreur de parcours. J’ai fait
fausse route, une fois. Ça ne fait pas de moi un homo pour autant, il faut que
tu le comprennes !
—
Victoria et toi, votre couple ne fonctionne pas. Votre relation ne fonctionnera
jamais totalement, et au fond de toi, tu le sais aussi bien que moi.
Non,
mais de quel droit se permettait-il de me le balancer à la figure aussi
froidement ?! Le fait de nous être tous deux retrouvés par hasard dans une
boîte gay après une dure journée et de nous être plusieurs fois adonnés à...
enfin à ce que deux mâles en rut étaient capables de faire, ne lui donnait pas le
droit de juger ma vie de couple avec Vicky ! Et puis merde à la fin, je n’étais
pas gay ! Joshua avait été un amant de passage, une expérience, un moment d’égarement
quoi, mais certainement pas le révélateur d’une quelconque tendance chez moi !
Je voulais me convaincre, même s’il n’y croyait pas le moins du monde.
Irrité,
je ne prêtai plus attention à ses paroles qui me bouleversaient. J’avais bien
assez de tracas à l’esprit pour me laisser perturber par ses dires.
Au
moment où je voulus quitter les toilettes, il me barra la route afin de me rebattre
encore les oreilles de ses élucubrations de gay célibataire et frustré. Non,
son baratin ne prendrait pas, plus avec moi. Je lui donnai un coup d’épaule
pour forcer quelque peu le passage et il s’écarta, contrarié.
Je
traversai la cour d’un pas pressé, presque rageur, la tête et les pensées retournées.
Joshua Gray avait le don de me pousser dans mes retranchements. Toutefois, il n’y
avait pas que ses paroles déplaisantes qui m’avaient perturbé, malheureusement
il y avait aussi son regard, sa voix, son corps... Oh, merde ! C’était à
devenir dingue ! Je ne ressentais rien pour Josh, enfin rien de très
sentimental dans tous les cas, cela ne faisait aucun doute, mais
physiquement...
—
Ah, Matt, t’es là !
La
voix puissante de Chris me tira de mes réflexions. Tant mieux. Mon collègue m’entoura
les épaules de son bras et instinctivement, je me raidis, ce qui ne lui échappa
pas.
—
Eh ben alors, Sergent Turner, quelque chose ne va pas ? On dirait que t’as
vu un fantôme. Tu vas pas te faire dessus au moins ? plaisanta-t-il,
tandis que je luttais pour me défaire de son étreinte avec un sourire forcé qui
passa fort heureusement pour naturel.
Je
bredouillai une vague excuse et me rendis en salle de briefing, accompagné de
Marcus. Là, nous retrouvions les autres : mes collègues les plus proches,
dont ceux avec lesquels j’avais bu le café, ainsi que d’autres dont je ne
connaissais que les noms, et pour finir le Colonel Reeves qui, l’air sévère, se
tenait droit et fier à côté d’un chevalet de conférence, attendant de commencer
son discours.
Je
pris place sur la première rangée de chaises à côté de Chris, et tentai de
retrouver mon calme. Ma courte entrevue avec Joshua dans les toilettes m’avait
perturbé plus que je ne l’aurais cru.
Reeves
balaya attentivement la salle du regard pendant un moment, nous scrutant avec
attention.
—
Où est Gray ? s’enquit-il soudain d’un ton sec.
En
effet, Joshua manquait à l’appel. Mais il n’y eut que des haussements d’épaules
pour seule réponse. Chris chuchota alors à mon intention :
—
Dis, Matt, t’as pas croisé Josh tout à l’heure quand t’es allé pisser ?
Oui,
je l’avais abandonné dans les toilettes sans même me retourner après notre
discussion, cependant au-delà de ça, ce qu’il faisait ou pensait n’était plus
mon affaire. Si ce gaillard de vingt-quatre ans avait décidé de bouder la
réunion comme un gamin pour ne plus me voir, eh bien soit. Ce n’était pas mon
problème. Après tout, je n’étais ni sa mère ni son petit ami. Je me contentai
donc de secouer négativement la tête et de m’installer plus confortablement sur
ma chaise, le dos calé contre le dossier et les bras croisés sur mon torse, d’un
air détaché et relax.
Alors
que le Colonel Reeves s’était lancé dans un discours visant à nous rappeler l’importance
de notre rôle de Rangers, la porte de la salle s’ouvrit sur le retardataire.
Quelques têtes se retournèrent sur son passage, dont la mienne et celle de
Chris, tandis qu’il prenait place dans la rangée de chaises du fond, espérant
peut-être qu’il serait discret. C’était sans compter sur le regard de rapace de
Reeves.
—
Eh bien alors, Gray, tu n’es pas foutu de ramener ton cul à l’heure ? Tu
te crois dispensé d’explications ?
—
Non, Monsieur, je suis désolé.
Joshua
se contenta de garder profil bas tout le reste de la réunion, dont nous
sortîmes une heure plus tard, pensifs. Le colonel avait été très clair
concernant notre ordre de mission. Demain, nous serions en route pour l’Irak. La
chasser aux terroristes et le maintien l’ordre, voilà ce que serait notre
quotidien au cours des six prochaines semaines. Afin de protéger notre pays.
Pour l’honneur des États-Unis d’Amérique.
***
Comme
je m’y étais attendu, le dernier entraînement au combat supervisé par le
Capitaine Wilson avait été musclé. J’étais complètement crevé, et j’avais tout
intérêt à recharger mes batteries avant le départ du lendemain, programmé à
cinq heures précises. Heureusement, je venais de finir ma journée et je pouvais
rentrer chez moi retrouver Vicky.
Je
m’apprêtais à quitter le bâtiment principal, lorsque je croisai Joshua.
Aussitôt, je voulus tourner les talons et agir comme si de rien n’était, mais c’était
inutile. Il m’avait déjà repéré.
—
Alors quoi, on en est là ? Tu me dis même plus bonjour ou au revoir ?
Je
me retins de soupirer. Il avait raison, peut-être que j’exagérais un peu. Après
tout, le fait d’avoir couché avec ce mec ne devait pas me rendre impoli. Je
pris donc sur moi et sortis un bref Bonsoir
courtois, juste ce qu’il fallait, même si le cœur n’y était pas. La seule
chose que je voulais à ce moment précis, c’était fuir. Le fuir.
Je
pris donc la direction du parking, tête baissée, pressant le pas pour rejoindre
ma voiture au plus vite, comme si j’avais le diable aux trousses. Si mes
supérieurs ou quiconque de mon unité m’avaient vu dans une telle situation, j’aurais
directement pu tirer un trait sur ma réputation. Eh oui, aussi pitoyable que
cela pouvait paraître, le Sergent Matt Turner était bel et bien en train de
prendre la fuite comme un lâche, face à son ex-amant.
Nerveux,
je voulus enfoncer la clé dans la serrure de mon pick-up et je dus m’y prendre
à plusieurs reprises avant d’y parvenir, comme si j’étais tombé dans un mauvais
film, du genre où l’héroïne était poursuivie par un monstre et faisait
tomber ses clés de voiture, juste avant d’être trucidée bruyamment dans un bain
de sang.
Soudain,
je sentis une présence dans mon dos, tout près de moi ou plutôt... contre moi.
Il y avait ce souffle chaud dans ma nuque qui ne trompait pas. Ce parfum, cette
chaleur, je savais qu’elle émanait de celui que je cherchais à fuir. Encore et
toujours. Joshua...
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